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L’histoire de Laure commença par un malentendu.

Ce jour-là, c’était la fête à Salérans, avec feu d’artifice, estrade à musiciens, girandoles et grand bal. À cette époque, les bals étaient le seul endroit où filles et garçons pouvaient un peu se toucher.

Ces fêtes sont des pièges à destinées. Depuis longtemps, Marlène rêvait, comme toutes les filles des vallées, de Telmon Chabassut, un beau mâle rieur et léger qui faisait des conquêtes sans y songer. Depuis longtemps aussi, le frère de celui-ci, Romain, rêvait de Marlène dont le prénom l’éblouissait.

Marlène ! Un jour, alors qu’elle était encore fille, sa mère était venue au cinéma rural dans le café de Pancho. Il s’appelait Girard, mais il était allé au Mexique, alors on l’appelait Pancho. Le cinéma se tenait tous les vendredis soir. Fernand Morenas, un d’en bas, du Vaucluse, arrivait à motocyclette attelée d’une remorque où il trimbalait la lanterne magique et les bobines du film.

Ce soir-là, on jouait L’Ange bleu et la demoiselle s’était juré que si un jour une fille lui naissait, elle la baptiserait comme cette blonde céleste, pensant qu’avec un tel prénom elle ne pourrait que prendre un bon départ dans la vie. L’enfant était née brune comme une Espagnole. C’était une petite déception mais quand même, on l’avait appelée Marlène.

La mère avait eu raison sur un point : tous les jeunes du pays rassemblaient leurs rêves sur Marlène. Ils ne la voyaient pas, ils ne voyaient que son flamboyant prénom. Elle en avait pris une sorte de vanité, comme une reine de beauté. La beauté, elle avait celle du diable qui se consume en vous lorsque l’on a seize ans et que l’on est belle en vain la plupart du temps. Mais le prénom y ajoutait le prestige, la noblesse, le mystère.

À la fête de Salérans, Romain avait osé. Il avait préparé un billet pour Marlène. Oh, il l’avait déchiré dix fois avant de trouver les mots qu’il fallait ! Profitant de la cohue du bal, le cœur battant la chamade, il avait glissé ce billet dans la main de la jeune fille qui avait machinalement refermé ses doigts. Il y avait une astuce dans ce billet : il n’était pas signé. Romain quelquefois utilisait le prestige de son frère pour lancer ses filets. Il portait simplement ces mots, ce billet : « Demain soir, si tu veux, à la fontaine du Laurier. »

La nuit, le clair de lune qui va éclore souligne déjà d’un liséré le sommet de la montagne et la masse des arbres. Chacun de ces aventuriers de l’amour à peine sortis de l’enfance et qui hésitent et tâtonnent entre vouloir et ne pas vouloir, en revanche ils sont parfaitement capables de se mouvoir à travers bois dans l’obscurité totale. C’est un don que reçoit chaque habitant de ce pays et sans lequel la vie ici ne serait pas tenable.

Pour Romain, il lui fallait franchir le col. Pour Marlène, il lui suffisait de remonter le cours du ruisseau jusqu’à la fontaine qui lui donnait son nom. Tout de suite, elle reconnut Romain. Il faisait une tête de moins que son frère.

— Comment, c’est toi ?

— Oui, c’est moi ! Tu attendais quelqu’un d’autre ?

Il avait été si rapide à lui glisser le billet pendant qu’elle valsait aux bras d’un familier qu’elle avait voulu volontairement se tromper. Et maintenant, elle ne pouvait pas avouer à Romain que c’était son frère qu’elle espérait.

Il ne restait plus qu’à s’asseoir dans l’herbe et à se résigner à entendre le garçon. Il serait bien temps après de ne plus venir et de lui dire qu’elle n’en voulait pas.

Ce fut la première fois de sa vie que l’indolence naturelle de Romain le servit. Il voulait et il ne voulait pas. Il avait envie de toucher Marlène et il n’en avait pas envie. Il essayait de démêler tout ça, de comprendre pourquoi il avait écrit ce billet. Il mâchonnait des brins d’herbe pour s’aider à penser, furieusement pressé de s’en aller sans prononcer un mot. Mais il avait l’honnêteté paysanne et il se souvenait que sa mère le morigénait quand il ne savait pas ce qu’il voulait. Il dit :

— Tu es une belle blonde !

Elle rit.

— Mais non ! Je suis noire comme un corbeau ! C’est tout ce que tu trouves à me dire ?

Il haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ?

— Que tu veux m’embrasser.

— Je peux t’embrasser ?

— Une fois, dit-elle.

Elle ouvrit à peine la bouche. Elle avait les lèvres minces, prudentes, circonspectes. Lui, de son côté, était embarrassé de sa langue ; la jonction entre celle-ci et son sexe ne s’était pas encore affirmée. Il lui sembla que l’haleine de la jeune fille fleurait encore le lait maternel. Par instinct, ils ne se touchaient pas. Ils avaient peur l’un de l’autre. Ils ne se quittaient pas des yeux mais c’était pour chercher dans le regard de l’autre ce que celui-ci pensait vraiment. Ils goûtèrent leur premier baiser les yeux grands ouverts.

Ça n’avait pas de saveur, ça n’avait pas de prolongement. C’était un baiser qui n’avait pas lieu d’être.

— Laisse-moi partir, dit-elle soudain. Il me semble qu’on m’appelle.

Déjà, elle était debout, déjà elle s’enfuyait. Mais elle s’arrêta net dans sa course, se retourna et dit :

— Demain ?

Il leur fallut trois jours pour s’apprivoiser. Ils se frôlèrent pour la première fois alors que la nuit était tellement obscure autour de la fontaine qu’il fallait se chercher à tâtons.

— Tu es là ?

— Oui !

Ils se touchèrent sans approche préalable par le heurt incontrôlé de leurs deux corps. Le garçon referma les bras. Debout et l’un contre l’autre, il était plus facile de se comprendre. La bouche devenait sans objet, les jambes parlaient leur langage, le ventre et les seins se collaient contre la force retenue des muscles adverses et l’odeur de chacun allait à la rencontre de l’autre. C’était comme si la station verticale était nécessaire pour que ces deux nouveaux adeptes réinventent le désir. C’étaient les oaristys, ce savant mélange d’amour et de compassion. Ce moment où l’on se dit : « Je m’en souviendrai toujours » et ça n’est pas vrai. On ne retrouve pas le visage de l’autre quand, cinquante ans après, on essaye de happer son image. Ce sera un visage recréé qui vous reviendra à l’esprit. Il se sera délayé parmi tous les rictus de joie ou de malheur que la vie lui aura imposés. Dans le même temps en revanche, le bruit de la fontaine, la cascade du ruisseau, la place de la lune dans le ciel, tout cela sera classé dans votre souvenir comme si cela datait d’hier.

Cette nuit-là aussi, ils se quittèrent sans oser mais ils ne dormirent pas de la nuit ni l’un ni l’autre. Maintenant ils savaient. Quand ils revinrent à la fontaine, le lendemain, Marlène avait fait ses comptes, mal ; lui couvrit en dix minutes le sentier ardu qui réclamait d’ordinaire une demi-heure d’effort. Maintenant il voulait, maintenant elle voulait. La nuit était aussi sombre que la veille et pourtant ils ne se heurtèrent pas, ils se touchèrent doucement.

— C’est toi ?

— Oui, c’est moi.

Ils s’enlacèrent debout, cherchant un tronc d’arbre où s’appuyer dans leur valse malhabile à travers la clairière sombre. Ce fut un chêne rugueux qui reçut brutalement le dos du garçon et le lui laboura. Il ne sentit rien. La langue de Marlène était dans sa bouche et la pénétrait furieusement. Maintenant ils savaient ce que leur désir ordonnait et il n’y avait plus de maladresse. Les jambes de Marlène enlaçaient le bassin de Romain avec une force volontaire, totale. Elle était ouverte sur le désir, elle le voulait, vite, tout de suite. Il y eut un cri unanime poussé par les deux êtres neufs, puis la litanie de l’homme et de la femme qui modulaient à voix basse leur plaisir d’exister. Le bruit même de leur passage avait cessé et dans la clairière, à côté du ruisseau, les oiseaux ne chuchotaient plus dans leur rêve nocturne. Il n’y avait plus de temps. Les amants espéraient s’exténuer ainsi jusqu’à la mort. Ils s’y efforçaient, ils croyaient y parvenir. Ils tombèrent au pied de l’arbre, tous les deux ensemble, vaincus, séparés, hurlant leur regret pour leur jouissance perdue. Leur tête, comme cassée, tombait sur leur poitrine et ils recommençaient, lentement, à penser.

« C’est ainsi qu’ils engrossèrent mon malheur », dira Laure, un jour.

C’était étrange ces paroles, mais elles traduisaient exactement ce qui s’était passé cette nuit-là, à la fontaine du Laurier.

Ça faisait peut-être quarante ans qu’un Burle et un Chabassut ne s’étaient pas parlé. Non qu’ils fussent précisément fâchés, mais ça ne s’était pas trouvé. Leurs biens étaient mitoyens mais il y avait une montagne entre les deux fermes et c’était par le haut des pâturages, au sommet d’un col, que les terres se touchaient.

Pour que la rencontre se fît, il fallut le hasard d’une lice qui tomba subitement en chasse. Elle gardait le troupeau de Chabassut. Elle attira les chiens qui gouvernaient le troupeau de Burle, ce qui mit une belle pagaille parmi les bêtes. Elles se mélangèrent par mégarde, il fallut les trier à force d’imprécations et de menaces aux chiens et de coups de fouet qu’on faisait claquer dans l’air. Quand l’ordre fut rétabli, Burle et Chabassut se rapprochèrent l’un de l’autre. On ne pouvait quand même pas se séparer sans rien se dire, d’autant que la situation méritait qu’on en parle.

— Alors ! Ta fille s’est fait prendre par mon fils ? commença le Florian.

— On dirait, répondit placidement le Burle.

Il s’appelait Polycarpe. Mais il était si effacé qu’on trouvait que ce prénom ne lui convenait pas et on l’appelait Burle tout court. Chabassut gardait sur le cœur qu’on n’eût même pas vu les Burle à la bénédiction nuptiale de leur fille.

— Vous auriez quand même pu venir à la noce !

— On avait honte de la voir grosse et puis on n’avait rien à se mettre. Mais on vous a envoyé quelque chose, et dans le cageot on avait mis un mot d’excuses.

— Oui, une douzaine de tommes et trois poulets rôtis ! Té diou pas !

— Et un demi-kilo de truffes !

— Ah oui ! Les truffes, les truffes !

Le Florian pesait ces deux mots interminablement. Il avait fermé un œil et ne le rouvrait plus. Il tira de sa blague de quoi rouler une cigarette et offrit à Burle la blague ouverte.

— Je chique, dit Burle.

— Et alors, soi-disant, qu’est-ce que tu lui donnes à ta fille ?

— Rien.

— Ah !

— Je n’ai rien. Je ne peux rien lui donner. Et puis ma fille t’a fait une héritière ?

— Ah oui, une fille ! Et elle pesait trois quarts de kilo à sa naissance. Tu n’es même pas venu la voir ! Ta femme non plus ! s’exclama Florian.

— C’est loin par la route, il y a le travail et puis, on est pauvres, on n’a pas osé !

— Et moi, tu crois que je suis riche ?

— Compare ! Tu as au moins cent bêtes et moi si j’en ai cinquante…

— Tu as la lavande !

— La moitié est à moitié au nord.

— Tu as les truffes.

— Parlons-en ! Une année non l’autre, et j’ai six enfants, six !

— Et moi, j’en ai sept.

Ils se regardèrent l’un l’autre. Six enfants ! Sept enfants ! Comment avaient-ils pu être si couillons ? Si mal se débrouiller ? Être tant ignorants ? Un jour où l’on déplorait devant lui cette féroce natalité, l’instituteur de Salérans avait dit :

— Que voulez-vous que fasse ce peuple pour résister au pays, sinon l’amour ?

C’était une évidence qui vous laissait les bras ballants.

— Et moi, sur sept, j’ai quatre filles !

— Et moi j’en ai trois !

Ils étaient en train de se condouloir fraternellement sur leur misère mutuelle. La question de dot que Florian avait voulu évoquer s’effaçait devant la pauvreté. Il y eut un long silence de réflexion, les yeux portés au loin sur toutes ces étranges montagnes.

— Ta fille n’aime pas son enfant, dit Florian.

Burle hocha la tête.

— Je sais. Elle me l’a avoué quand elle m’a appris qu’elle était enceinte et que je l’ai giflée.

— Tu l’as giflée ?

— J’en avais pas envie mais je l’ai fait. Pour le principe ! Note bien, l’Antonine aussi elle était enceinte quand je l’ai épousée.

— Qu’est-ce qu’elle t’a avoué ?

— Qu’elle croyait que c’était le Telmon qui lui avait écrit.

Florian ricana.

— Celui-là, je ne sais pas comment il se débrouille. Il en a peut-être défloré vingt de filles et il n’a jamais fait un enfant.

Burle haussa les épaules.

— Que ce soit l’un ou l’autre, la nature, elle s’en fout ! Ce n’est pas pour en faire des heureux qu’elle jette les uns contre les autres les hommes et les femmes, c’est pour qu’ils enfantent, un point c’est tout !

— Où c’est que tu as lu ça, toi ?

— Je ne l’ai pas lu. Je l’ai inventé, un point c’est tout.

— Tu te rends compte, Burle, elle commence à dix-huit ans, combien elle va en faire ?

— Va chercher ! répondit Burle.

Témoins impuissants de la force de la nature, ils restèrent là à hocher la tête, à avoir peur de l’avenir. Après un silence, Florian dit :

— Un de ces dimanches, je vous ferai prendre par le Telmon, toi et ta femme. Il a une automobile. On mangera ensemble et puis, comme ça, vous verrez la petite. C’est pas pour dire, mais on la voudrait toute !

Les troupeaux, chacun de leur côté, commençaient à descendre en bon ordre, sous les arabesques des chiens qui évoluaient autour d’eux. Ces deux hommes se tournèrent le dos, sans se serrer la main. C’était un geste, chez nous, qu’on ne faisait que rarement pour le jour de l’an et pour les deuils. La pudeur nous interdisait de renouveler ce geste trop souvent.

Mais Florian se ravisa à mi-pente. Il voulait souligner :

— On la voudrait toute ! cria-t-il.

Burle ne l’entendit pas. Il avait déjà disparu sur l’autre versant du col.

 

Marlène n’avait jamais cessé de regretter d’être née à Eourres. Elle avait beau s’appeler Marlène, elle n’était pas légère. Elle savait ce qu’elle voulait : échapper à ce pays le plus vite possible pour s’en éloigner le plus possible. Quand elle regardait la carte routière, Marlène, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Elle était cernée par des abîmes où se chevauchaient des montagnes et des collines sans harmonie, sans beauté ; un chaos où les géologues eux-mêmes perdaient leur latin. Dans la barbarie du profil des sommets, il n’y avait pas de rémission. L’œil, d’après Marlène, ne trouvait aucun espace où se reposer, pour se réjouir. Il n’y avait aucune joie possible à Eourres. Elle ne savait comment elle en sortirait, mais sa volonté était formelle : ce serait par n’importe quel moyen !

Elle était en première, elle travaillait bien. Elle était forte en physique-chimie. Elle voulait être laborantine. Alors, quand elle s’était aperçue qu’elle était enceinte, elle avait tout de suite compris que les portes d’Eourres venaient de se refermer sur elle et qu’il n’y aurait plus d’autre avenir qu’ici. Dans ses calculs, quand elle était montée à la fontaine pour faire l’amour, elle ne s’était pas trompée de beaucoup sur les dates de ses règles, mais enfin c’était un peu juste.

Elle était désormais seule au monde, avec son secret. Elle ne pouvait demander conseil à personne. Elle fit tout ce qu’elle put avec ses pauvres moyens. Elle avait entendu, autrefois, les grandes personnes qui ne se méfiaient pas des enfants parler à mots couverts de ces choses défendues, donner des conseils :

— Fais-lui prendre de la salsepareille.

— Donne-lui des infusions de consoude.

— Fais-la sauter à la corde une heure par jour.

— Ça ne fait rien tout ça ! Le mieux, c’est une aiguille à tricoter !

Marlène se voilait la face devant ces horreurs. Finalement, elle n’avait rien tenté.

« Quand même, qui m’aurait dit ça, ce jour-là ? Tout ce temps qu’il était contre moi, je voulais me figurer que c’était le Telmon. Lui, il ne m’aurait pas mise enceinte ! Il a fait ça avec peut-être douze pouffiasses que je connais et qui n’ont pas eu d’enfant. Elles s’en flattent même ! C’est vrai qu’il est si réputé ! Il fallait juste que ça tombe sur moi ! »

Ces paroles, Marlène les marmonnait ce jour-là, en sortant de la maison pour échapper à la vision insupportable de ses belles-sœurs en train de faire la toilette de Laure. L’odeur même des langes lui soulevait le cœur. C’était le seul moment où elle quittait sa chambre. Le reste du temps, elle s’alanguissait sur une chaise longue.

Il avait plu. Le grand pré en trapèze sous la ferme, derrière la haie de bouleaux, chatoyait vert sous le soleil de mai. C’était le point de rassemblement des brebis quand elles descendaient des pâturages. Elles buvaient au ruisseau et elles allaient lécher les assaloirs.

Ces assaloirs, c’étaient quatre dalles longues comme des tombes. Elles étaient blanches à force d’intempéries supportées. La langue des brebis les avait creusées depuis tant de siècles qu’elles léchaient le sel qui les garnissait. L’arrière-grand-père, mort depuis longtemps, ignorait lui-même qui, autrefois, avait disposé ces assaloirs.

— Marlène, Marlène !

C’était Aimée qui arrivait en courant, portant dans ses bras Laure toute langée de frais.

— Marlène ! Pendant que tu fais rien, prends-moi un peu la petite !

Marlène eut un geste de recul.

— Un quart d’heure ! Ça te tuera pas quand même ! Ma mère est à la cuisine. Juliette est au troupeau et moi, mon père vient de me donner l’ordre d’aller au bourg lui chercher un paquet de tabac.

Aimée, après ces paroles, déposa d’autorité Laure dans les bras de sa mère et s’éloigna en courant.

Marlène était raide des pieds à la tête, tétanisée. On eût dit qu’elle était en bois. Tenir sa fille seulement lui était insupportable. Sentir remuer cet être minuscule avec vigueur, sentir que la vie était bien incrustée en elle et que c’était irréversible lui était insupportable. Instinctivement, comme tant d’êtres avant elle qui ne voyaient pas d’issue à leurs tourments, elle leva les yeux au ciel. C’était le geste sacré par lequel on demande de l’aide, même si aucune foi ne vous a jamais habité, même si l’idée seule d’une divinité quelconque ne vous a jamais pénétré. L’homme lève les yeux au ciel depuis qu’il est sur la terre.

Or, le ciel n’est jamais dépeuplé. Le ciel n’est pas cette entité énigmatique que l’homme implore en vain. On y découvre toujours quelque signe insolite où accrocher son espoir.

Ce jour-là, dans le ciel d’Eourres et précisément à l’instant où Marlène venait de recevoir sa fille sur les bras, il se préparait un événement si rare que nul d’ordinaire n’en était témoin.

Là-haut, entre la montagne de Chabre et celle de Chanteduc, deux grands oiseaux occupaient seuls l’espace de leurs arabesques. Ils erraient sur les courants, se laissant porter en faucille ou bien escaladant l’air en spirale jusqu’à la limite de la vision ou bien miraculeusement immobiles, l’un au-dessus de l’autre.

— Des aigles ! souffla Marlène.

Une idée rapide comme la foudre la traversa de part en part. C’était une idée dont elle n’était pas maîtresse, une de ces idées nées des circonstances et dont votre cerveau n’est pas comptable. C’était un éclair d’idée, un de ces jaillissements éphémères, sans fondement et qui n’avait pas de racines. Une de ces impulsions que n’arrête pas le libre arbitre trop tard prévenu.

Maintenant, Marlène ne quittait plus le ciel des yeux, ni le spectacle qu’il offrait.

C’était un aigle jean-le-blanc qui batifolait très haut dans l’espace devant sa compagne qu’il amusait pour lui faire accepter son étreinte, car l’aigle femelle est capricieuse et se dérobe facilement. Élever un aiglon ne lui convient pas toujours. Celle-ci qui planait à mille mètres d’altitude soudain replia les ailes et, plongeant comme une pierre, les rouvrit seulement à cent mètres du sol. De là, elle ripa à ras de terre et reprit élan vers le col de Peyrouse où elle disparut.

C’était le moment où Marlène, ayant pris son parti, courait à perdre haleine dans le pré vers les assaloirs. Elle se disait :

— Et si jamais l’aigle la prenait ?

Elle tenait son enfant devant elle comme le saint sacrement, loin de son corps, loin de son cœur. Elle atteignit ainsi le premier assaloir. Alors elle se pencha, alors elle déposa Laure sur la lauze, au beau milieu. Elle se détourna. Elle s’enfuit vers la haie de bouleaux. Elle sentait les battements de son cœur jusque dans sa gorge, ses doigts qui comprimaient son ventre étaient blancs à force de se crisper les uns sur les autres. Elle ne quittait plus le ciel des yeux.

Là-haut, lorgnant l’espace sur toute son étendue entre les montagnes, le jean-le-blanc glatit une seule fois sa déconvenue en voyant que sa compagne ne voulait pas de lui, puis il se fit une raison d’autant qu’il venait d’apercevoir, en bas, au milieu d’un pré, sur une vaste pierre blanche, quelque chose qui ressemblait à une proie facile. À son tour, il se laissa couler dans l’air, ailes fermées.

Marlène se plaqua brutalement les mains sur le visage. Elle enfonça ses paumes contre les orbites comme si elle voulait se crever les yeux. La douleur physique qu’elle en éprouva la força à les rouvrir. L’aigle était au bord de l’assaloir. Laure était au beau milieu, cinq fois plus petite que l’aigle qui contemplait cette aubaine, l’œil un peu de côté.

Marlène émit un son qui tenait du gémissement, du râle, de l’épouvante. Jamais combat secret ne fut plus pathétique que celui qui se livra en un instant dans le cœur de cette pauvre femme. L’instinct soudain brutalement réveillé la jeta en avant.

L’aigle tourna sa tête hiératique dans tous les sens avant de la tenir penchée un peu de côté comme s’il écoutait un ordre. Il glatit en sourdine, une seule fois. Il entendit une grande volée de cris et le souffle de grands gestes qui le chassaient.

C’était Marlène qui, n’y pouvant plus tenir, se précipitait pour sauver son enfant. Entre elle et l’assaloir où Laure était exposée, il y avait quatre-vingts pas qu’elle fit en courant à perdre haleine et en criant.

C’était inutile. L’aigle doucement déployait ses ailes, sans bruit comme s’il avait peur d’éveiller le bébé. Il enfourchait l’air porteur sur lequel il s’équilibrait pour glisser au ras du sol et s’élever ensuite, sans effort, vers son domaine.

Marlène plongeait sur l’assaloir, saisissait Laure, lui ouvrait le berceau de ses bras, l’emportait serrée contre elle comme un trésor à défendre.

Elle était si heureuse, mon Dieu, si heureuse que rien ne se soit passé, que la petite fût encore là, vivante, balbutiante et armée de ce sourire avenant dont elle offrait à tous le cadeau. De sa mémoire, Marlène avait déjà gommé l’acte qu’elle avait voulu commettre. Jamais elle ne s’en souvint, jamais non plus elle n’en aima Laure davantage. Ce fut la seule fois de sa vie où elle comprit qu’elle était sa mère.

En attendant son paquet de tabac et pour patienter, le grand-père était sorti pisser derrière la haie de nerpruns que les chèvres mettaient à mal pour s’aiguiser les dents, de sorte que, contrarié, le bosquet était devenu un taillis et qu’on voyait mal à travers lui. Cependant, par un trou du feuillage, Florian aperçut sa bru qui déposait Laure sur l’assaloir. D’abord, il se dit : « Elle l’a foutue en plein soleil ! C’est bien le fait d’une mère indigne ! » Il se promettait de lui dire ce qu’il pensait, ce soir, pendant le repas.

Il ne vit l’aigle que lorsque l’ombre des ailes s’étendit sur la fillette. Il vit Marlène se jeter en avant, crier, faire avec son tablier de grands gestes pour effrayer l’oiseau. Et il fut témoin aussi que l’aigle ne tentait rien pour s’emparer de l’enfant, se contentant de l’observer curieusement. Il put même se persuader que le rapace réfléchissait devant Laure. Longtemps cette réflexion patente de l’oiseau en présence de cette proie, pourtant facile, entretint chez le grand-père un tel doute sur la création que jamais plus il ne chassa les nuisibles.

Jamais non plus, de tout le reste de sa vie, il ne révéla le drame. Pourtant, à son lit de mort, il murmura que ce jour-là, s’il avait eu son fusil, il aurait étendu l’aigle roide mort mais qu’il aurait eu du mal ensuite à ne pas viser sa belle-fille. Longtemps il balança s’il allait faire un esclandre. Il y renonça. La ferme, le travail, surtout son fils fragile, jeune marié, réclamaient qu’on ne rompît pas l’équilibre. Faire un éclat mettrait l’exploitation en péril. Il se tut mais jamais plus il ne put regarder sa belle-fille en face et quand elle venait l’embrasser, les matins de premier janvier, il était raide comme un piquet sous ce baiser qu’il ne rendait jamais.

 

On ne put empêcher l’ânesse de venir voir Laure. Un beau jour qu’on avait laissé ouverte la clenche de l’écurie, elle s’esquiva hors de la rue et planin-planant, un pas devant l’autre, musardant un peu sur quelque plant de belle herbe, elle vint jusqu’à Marat contempler la merveille. C’était l’été et sauf Marlène qui macérait dans sa chambre sur sa douleur, tout le monde vivait dehors sous les ombrages. On avait abrité Laure par un lambeau du voile de mariée de sa mère pour la protéger des mouches. Il faisait très chaud. Toute la famille dormait, qui sur une chaise, qui dans l’herbe autour du berceau. L’ânesse esquiva la grand-mère, la tante Aimée, la tante Juliette et elle souleva le voile avec son museau. Laure s’éveillant au souffle de la bête vit, à portée de ses mains, ces deux gros yeux et ces longues oreilles. N’importe qui aurait pris peur, Laure non. Elle avança les doigts vers le nez de l’ânesse qui les lécha longuement, délicatement, reconnaissant l’odeur de son lait qui l’avait guidée vers ce bébé de trois mois.

Personne ne s’éveilla. La bête repartit paisiblement, sans bruit comme si elle marchait sur la pointe des sabots. Ce ne fut que très loin, quand elle fut en bas, près de la route, qu’elle se mit à braire son bonheur.

Il n’y avait pas que l’ânesse. La Pulchérie Bonnabel, considérée comme la femme la plus sage d’Eourres, la Pulchérie Bonnabel avait dit :

— Quand il n’y a pas l’amour, les enfants ne sont jamais finis.

Elle n’en avait pas eu un seul mais elle savait, et chacun se pliait à ce savoir.

Nous avions toutes compris que sa mère ne pouvait souffrir Laure et que par conséquent, même si nous étions toutes à l’aimer, ça ne suffirait jamais. Seulement, ça n’empêchait pas d’essayer.

Laure était devenue notre point de rencontre à nous, les pauvres femmes d’Eourres. L’Amélie Guende, la Clorinde Molinas, la Fanchon Mérentié, la Blanche Philibert, l’Éléonore Gisclette (ce n’était pas son nom, mais elle pesait quarante kilos, c’est pour ça qu’on l’appelait Gisclette) ; la Bonnabel, malgré ses septante ans et ses douleurs ; enfin, toutes celles du village, quand nous avions un peu de temps à perdre, nous montions à Marat, le dimanche, une fois la vaisselle faite et pendant que les hommes étaient au cercle, soi-disant pour jouer aux cartes. Soi-disant… parce que, en réalité, c’était pour méditer sur la Félicie Battarel qui tenait le cercle et qui n’était pas commode. « C’est une épine », disaient les hommes, et malgré ça ils en rêvaient parce que personne, à Eourres, n’avait une telle chute de reins. Elle n’en usait pas d’ailleurs et, un jour que le Célestin Aillaud avait voulu y porter la main, elle lui avait détourné une de ces paires de gifles, mon ami ! À l’obliger à s’asseoir sur une chaise qui s’était cassée sous son poids, tellement la secousse avait été forte.

Cette Félicie aussi aurait bien voulu voir Laure. Mais, à cause de son commerce, elle ne pouvait pas. Alors, au retour, nous lui racontions :

— Maintenant, elle pèse deux kilos ! Et si tu la voyais, tu la voudrais toute ! Ses mains sont à peine grosses comme des amandons au mois de mars ! Elles s’agitent pour réclamer qu’on l’aime. Elle vous fait fondre ! Faute de mère, elle est prête à aimer tout le monde ! Elle envoie ses petits bras en avant, elle voudrait vous les mettre autour du cou, la pauvre. Mais, ils sont trop courts ! Alors elle vous attrape l’oreille et elle tire !

Il n’était pas rare, à cette évocation, que la Félicie essuyât une larme furtive.

— Pauvre de nôtre ! soupirait-elle. Cette Marlène, c’est une belle garce ! Quand je pense !

Ce qu’elle pensait, nous le savions toutes : elle avait toujours désiré un enfant mais jamais elle n’avait consenti à faire le sacrifice pour en avoir un. Dix hommes s’étaient proposés, quelquefois l’un s’était dit en jubilant : « Cette fois, ça y est », tant il était près du tabernacle et se préparait à la fête, mais il avait reçu, au dernier moment, dans les parties basses, un coup de genou à vous faire ouvrir la bouche sans pouvoir crier ! Alors, ma belle, comme celui-là s’était raconté, la Félicie s’était trouvée, à cinquante ans, avec un grand vide autour d’elle, et comme elle s’était mise à ressembler à Louis XIV et à se raser tous les matins, le haut lui conservait le bas. Elle n’avait plus besoin de donner des coups de pied !

C’étaient ces sortes d’histoires que nous nous racontions en montant jusqu’à Marat. Nous avions toutes un prétexte pour cacher notre oisiveté. Tout en marchant, nous tirions de nos chevelures ces quatre aiguilles d’acier qui ne nous quittaient jamais et nous nous mettions à « faire le bas ». Ça consistait à tricoter de ces chaussettes noires que les enfants ne portaient plus depuis longtemps mais que le curé Verdillon nous réclamait pour son secours catholique.

L’automne vint. Le matin, le soleil ne passait plus le sommet des pyramides et nous vivions dans l’ombre jusqu’à onze heures. Le soir, la ferme Marat au flanc du col était la dernière à profiter du soleil. C’était la seule propriété du terroir où s’élevaient des châtaigniers. On remplissait nos tabliers de marrons car Florian Chabassut était toujours content de nous voir arriver. Nous avions bien un peu passé fleur mais quand même le bon air d’Eourres conservait nos joues vermeilles et l’éclat de nos yeux. Et puis il appréciait notre amour pour Laure. Le grand-père était fier de montrer la petite. Il mettait un doigt sur ses lèvres et il disait :

— Elle envoie déjà les pieds !

Car, l’hiver venu, Romain avait fabriqué pour sa fille une courarelle. C’était une sorte de cage à roulettes où l’on enserrait le torse de l’enfant à hauteur de la taille. Il était enfermé dans ce carcan et, de là, pouvait faire mouvoir la courarelle en agitant les pieds. On complétait l’équipement, afin de prévoir la culbute de l’engin, par une cabucelle. C’était une couronne tressée en osier pour préserver la tête et qu’on assurait solidement sur les oreilles de l’enfant par une jugulaire bien serrée ; ainsi équipé, on pouvait le laisser errer par les pièces de plain-pied sans s’en occuper. On trouvait cet article chez le quincaillier de Laragne mais il n’y en avait pas d’assez petit pour la taille minuscule de Laure et son père avait dû se faire menuisier.

Ce fut là, un soir de février, pendant que nous discutions, elle avait onze mois, que Laure se tira par les bras de son carcan et qu’elle apparut debout appuyée au chambranle de la porte avec un air fiérot, articulant très distinctement :

— Salut la compagnie !

C’étaient les mots par lesquels le facteur, chaque matin, disait bonjour aux gens de la ferme. Elle n’avait pas encore une année, Laure, mais elle opposait aux forces de la terre une si faible résistance par son poids et par sa taille qu’elle marchait déjà sur ce sol énigmatique qui nous tient prisonnier de sa mystérieuse emprise.

Aimée s’était accroupie devant Laure debout. Elle n’avait pas oublié ce jour d’avril où sa mère secouait l’avorton par les chevilles pour tenter de ranimer ce corps violacé qui ne donnait pas signe de vie.

Elle qui ne mettait jamais les pieds à l’église depuis le temps de sa confirmation, maintenant, à la brune, quand elle était sûre de ne rencontrer personne, il lui arrivait de franchir le seuil du sanctuaire. Elle tentait aussi d’y entraîner sa sœur Juliette qui avait eu sa part dans la réanimation de la petite. C’était parce que l’église toute sombre lui faisait peur. Elle avait bien conscience de devoir à quelqu’un une reconnaissance presque sans objet, mais la religion dans laquelle elle avait grandi lui paraissait mériter plus de crainte que de respect. À peine se souvenait-elle des paroles de son catéchisme, elle se trompait tout le temps en faisant le signe de croix, ne sachant plus par où il fallait commencer, néanmoins elle remerciait tant bien que mal.

Aimée regardait Laure comme si c’était sa fille. Elle suivait ses progrès avec un orgueil de mère. Le soir où l’on vit Laure debout au seuil de la salle commune, solide sur ses petites jambes et manifestement fière de l’être, elle lui dit :

— Et montre-leur aussi que tu parles !

La petite fit des difficultés, se tortilla un peu, rougit et baissa la tête. Non, pas ce soir ! Ce soir, elle en avait déjà assez fait.

— Allons, Laure ! Dis-leur bonsoir !

Non. Ce soir-là il n’y eut pas moyen de lui arracher autre chose que ce « Salut la compagnie » où l’on avait reconnu le bonjour du facteur.

La rencontre de Laure avec le monde se fit à ses risques et périls dès l’instant où elle se tint debout. La vie d’une ferme et de ses huit habitants quand il faut lutter contre tout, quand la nature vous est perpétuellement contraire, sans le savoir et sans le vouloir, simplement parce qu’elle existe – plus le monde des hommes qui ne vous fait non plus jamais quartier – tout cela exige une vigilance sans faille. Le bétail et la montagne sont vos maîtres absolus, vous ne pouvez jamais oublier la terre comme les marins ne peuvent jamais oublier la mer. Ce n’est pas seulement lorsqu’ils sont déchaînés que les éléments vous agressent, c’est aussi leur immobilité éternelle qui conditionne la vie d’un paysan de montagne.

C’est sans répit qu’on court d’un labeur à l’autre : commander au troupeau, diriger l’araire, gouverner les chevaux, maîtriser le verrat de deux quintaux qui défonce la porte de sa bauge parce qu’il a toujours faim et le troupeau qui bêle, qui secoue les clenches de la bergerie parce qu’il a faim aussi. Tout le monde, dans une ferme, a faim et soif à la pointe du jour, et toutes ces bêtes qui crient famine à la fois et les trois vaches qui meuglent parce qu’elles veulent être traites ; tout cela fait un bruit et un remue-ménage auxquels il est impossible de résister : hiver, été, automne, printemps et tous les jours de la semaine, ce cycle infernal est la noria où le paysan est attaché.

Dans ces conditions, c’est par moments et par coups d’œil rapides qu’on s’assure que la petite est en sécurité et, quand chacun est trop absorbé par l’ouvrage en cours, il arrive même qu’on l’oublie un instant. Alors, le destin est maître de sa vie.

Un jour Laure se trouva sans surveillance au seuil des marches de la cuisine, devant la porte ouverte sur la rumeur du vent. Elle risqua un pied puis l’autre. Les marches étaient hautes et de pierre dure. Sur la seconde, par précaution, Laure s’assit d’abord avant de descendre dans la cour. Elle resta là quelques secondes à contempler le monde qu’elle n’avait jamais vu. C’était le printemps, les cerisiers fleurissaient à profusion. Les pétales jaillissaient en plumes de paon, hors des bouquets de feuilles encore repliées comme chauve-souris au repos. Il régnait, sous ces arbres, un étrange parfum.

Une oie dolente qui traversait la cour sur ses pattes traînantes vint toiser de haut, depuis son long cou, l’enfant peureuse qui rentra à reculons sur ses fesses dans la maison. Personne ne sut qu’elle avait vu le monde pour la première fois. Aimée arrivait, hors d’haleine, ayant oublié cinq minutes que Laure était seule devant la porte ouverte.

La mère était toujours couchée. Elle se plaignait du ventre, elle se plaignait des seins, elle se plaignait de la tête. En réalité, elle n’avait pas fini de contempler son rêve écroulé.

Il arriva l’été où le travail décuple. Il n’était maintenant pas trop d’une grand-mère et de deux tantes pour surveiller l’errante Laure laquelle, sur ses petites jambes de plus en plus solides, n’arrêtait pas d’agrandir son domaine. Un jour, on la vit soudain devant la mare qui tentait de savoir pourquoi son image se reflétait dans l’eau. L’oie qui avait pris l’habitude de la suivre partout donna l’alerte en poussant des cris d’orfraie. On arriva à la hâte, on se saisit de Laure. Elle avait l’air étonnée. Elle n’avait jamais eu l’intention de faire un pas de plus vers ce miroir.

Alors ce fut le moment de rentrer les foins. Là, toute la famille s’y mettait car la saison des foins est aussi celle des orages et tout le monde sait que le foin mouillé par la pluie ne vaut plus rien. C’était un travail harassant. Le grenier était au second étage de la maison. Il fallait y poulier les balles qu’on montait à l’aide d’une corde tirée d’en bas par les femmes tandis que les hommes là-haut défaisaient les balles et les retournaient vides. C’était un labeur absorbant et l’orage grondait. Des volutes de nuages chargés d’éclairs et d’averses lointaines n’arrêtaient pas de poindre au sommet des montagnes. On travaillait à perdre haleine.

Soudain, la grand-mère, à bout de force, s’affala sur un bourras prêt à être poulie. Elle resta là, dolente et respirant avec peine. Alors, devant cette menace subite, on perdit de vue Laure qui gambadait dans la cour. Oh, pas plus d’un quart d’heure ! Le temps de courir jusqu’à la maison rapporter un flacon d’eau des Carmes du frère Mathias, en introduire entre les lèvres de la grand-mère une lampée qui la fit tousser et la réveilla ; le temps d’être anxieux, tous penchés sur elle ; le temps qu’elle se remette vaillamment au travail, réveillée à fond par un coup de tonnerre péremptoire avertissant que l’averse n’était pas loin.

Un quart d’heure ! Mais durant cette alerte de l’aïeule évanouie, on avait oublié Laure. Elle franchissait le coin du porche, les prés étaient devant elle avec l’herbe de juin aussi haute que l’enfant. C’était parmi ces herbes que rutilaient, de place en place, des fraises des bois. Le pré montait vers la forêt à trois cents mètres de là où l’on entendait s’abattre la cognée des bûcherons. Debout ou accroupie, Laure tendait ses menottes vers ces fruits rouges dont la couleur et le parfum l’éblouissaient. La petite en avait les doigts rouges, les lèvres barbouillées.

 

C’était le moment où le bûcheron à l’œuvre vers l’orée du bois comptait qu’il ne lui restait plus que cinq ou six coups à donner sur les coins enfoncés dans le hêtre qu’il était en train d’abattre. Il avait déjà façonné le tronc en crayon taillé ; les coins, c’était pour diriger la chute vers un point précis en évitant (le garde forestier le lui avait recommandé) de toucher l’un des rares soliveaux de cornouiller mâle qu’abritaient les bois de Marat. L’arbre frissonnait déjà de tout son feuillage tremblant et le sourd frémissement de sa peur vibrait sur le tronc tout entier. L’homme se crachait dans les mains pour saisir la hache et, du dos de celle-ci qui servait de masse, enfoncer les coins dans l’aubier un peu plus avant. Il frappa deux, trois fois. Il sentit, à l’ouïe, que le hêtre cessait toute résistance et qu’il commençait à vaciller. Il posa sa hache pour s’essuyer le front. Alors il vit : une enfant minuscule en train de cueillir une fraise vermeille, juste sous la trajectoire qu’il avait calculée pour la chute de l’arbre.

— Madonna d’un accidente ! cria-t-il.

Il plongea en avant parmi les broussailles, se laissa rouler. Il entendit craquer l’arbre, toujours vertical. Il tendit les bras en avant. « Je vais l’écraser », se dit-il. Il maîtrisa ses grosses mains comme s’il allait cueillir une fleur. Il les referma sur ce petit corps. La pente était forte. À plat dos, serrant l’enfant contre son torse, l’homme, s’aidant des pieds, accéléra sa glissade. L’arbre, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, vacillait, sombrait au milieu d’autres troncs. Le vide qu’il abandonnait derrière lui dévoilait le soleil qui dardait brusquement au sortir des nuages. L’homme, par réflexe, coula l’enfant au-dessous de lui et s’arc-bouta, le dos tendu, tous ses muscles attendant le choc. Il perçut distinctement le coup sourd sur la terre ébranlée par la chute de l’arbre. Les branches lui labouraient le dos, s’enfonçaient dans sa peau. Il ne sentait rien.

— Madonna d’un accidente ! répéta-t-il.

Son regard renversé se porta sur l’enfant entre ses bras arc-boutés. Il rencontra un œil épouvanté mais qui ne cillait pas. Les menottes minuscules tenaient la dernière fraise des bois que Laure n’avait pas eu le temps de porter à sa bouche.

L’homme se dressa, immense, surgissant du houppier écrasé. Il portait l’enfant devant lui comme le saint sacrement.

— Madonna d’un accidente ! répéta-t-il encore.

Il n’arrêtait pas de contempler le fardeau qui tremblait sous ses doigts. Il ouvrit sa chemise. Il y plaça Laure et lui fit un berceau de ses bras. Il jeta un coup d’œil derrière lui. Le tronc gisait, ayant broyé le houppier fracassé à un mètre de sa propre tête et de la place où se trouvait cette enfant. Parfois, sa carcasse était agitée d’un frisson instinctif. Il revoyait le hêtre en train d’osciller vers l’endroit où la fillette cueillait une fraise des bois. Alors il resserrait un peu l’étreinte. Il enveloppait Laure avec dévotion, comme il l’avait vu faire là-bas, à la cathédrale de Novare, autrefois, au saint du retable qui présentait l’Enfant Jésus. Ce fut la première fois et la seule pour longtemps encore que Laure fut à l’abri entre les bras d’un homme. Le bûcheron la pressait contre lui, comme une prisonnière tant il craignait les facéties du destin. Lovée contre ses muscles qui lui servaient d’oreiller, Laure s’était endormie tranquillement.

— Laure, Laure !

Quelqu’un criait d’en bas. Une femme, à toutes jambes, escaladait le pré qui bordait la forêt. C’était Aimée, en panique, qui avait déjà cherché la petite partout mais en vain.

L’homme qui portait Laure et descendait vers elle, elle le vit gigantesque.

— N’ayez pas peur ! cria-t-il. Elle va bien.

Ils étaient face à face sur la pente du pré. Aimée avait de gros seins qui débordaient du chemisier déboutonné. Sa chevelure en désordre, témoin de sa peur, lui cachait le visage. Elle l’écarta pour se faire voir.

Ces deux êtres restaient interdits l’un devant l’autre. Il leur suffit de peu de paroles pour expliquer ce qui s’était passé. Mais dans leur silence, cloués au sol par la mutuelle contemplation de l’autre, le destin déjà avait surgi entre eux.

L’homme tendit Laure à la jeune femme.

— Tenez, dit-il, elle va bien. Prenez-la. Je m’appelle Séraphin.

— Merci ! dit Aimée. Moi, on m’appelle Aimée.

Elle tourna les talons. Il lui était insupportable d’affronter le regard de cet homme une minute de plus. Tanqué sur la pente de la terre, et maintenant les bras croisés sur le vide, il la regarda partir.